l’héritage admiré et controversé au musée du Quai Branly
Avec son credo « enracinement et ouverture », Léopold Sédar Senghor a profondément marqué l’histoire intellectuelle et culturelle du XXe siècle. Président du Sénégal de 1960 à 1980, il a ancré les arts et la culture au cœur de son action politique. Négritude, francophonie, diplomatie culturelle… son héritage continue à susciter de l’admiration et des débats. Entretien avec Mamadou Diouf, historien sénégalais et co-commissaire de l’exposition au musée du Quai Branly.
RFI : Vous êtes professeur de l’histoire et des études africaines à l’université de Columbia, à New York, et co-commissaire de Senghor et les arts. La réinvention de l’universel au musée du Quai Branly à Paris. Ce lien viscéral entre Senghor et les arts a été maintes fois abordé. Quelle est la découverte la plus importante à faire dans votre exposition ?
Mamadou Diouf : Nous apportons deux choses : d’une part, placer Senghor dans son temps. Identifier les grandes questions qui l’ont préoccupé, lui, ses amis et les Africains de la diaspora africaine, autour de la réhabilitation de l’Afrique, autour de la recomposition d’une histoire de l’Afrique dans le monde. D’autre part, voir comment ces grandes questions qui ont préoccupé Senghor et les animateurs de la négritude et du panafricanisme, comment ces questions-là sont devenues aujourd’hui des questions importantes. Cette exposition s’adresse aussi à l’actualité de Senghor.
Parmi les réussites de Senghor dans le domaine culturel, le Festival mondial des arts nègres en 1966 est régulièrement cité en premier. Comment évaluez-vous aujourd’hui l’importance de cet évènement ?
Cet évènement a été un évènement fondamental, mais précédé par d’autres : le premier Congrès international des écrivains et artistes noirs en 1956, à la Sorbonne, suivi d’un deuxième congrès à Rome, en 1959. Ce sont des moments qui sont dans la continuité de plusieurs congrès panafricains, dont le premier a eu lieu en 1900, à Londres. Donc, Senghor s’inscrit dans ce mouvement d’une redécouverte de l’Afrique faite par les Noirs, par les Africains, contre la manière dont l’Afrique a été représentée jusque-là. Le Festival est cela : montrer que l’Afrique a une histoire, a contribué à l’histoire de l’humanité, et mettre en valeur cette contribution. Ces débats continuent en 1969 avec le Festival à Alger, en 1977 avec le Festival de Lagos, avec le FESMAN (le 3e Festival mondial des arts nègres en 2010) organisé par le président sénégalais Abdoulaye Wade. Il y a une animation constante concernant cette réflexion d’une Afrique dans le monde, d’une Afrique qui engage la conversation et la confrontation avec d’autres cultures et d’autres productions artistiques.
Quelles sont les limites de la vision senghorienne ?
Les limites de la vision senghorienne sont déjà présentes dans cette vision. Les regards portés sur les productions culturelles africaines et la manière dont les cultures africaines sont exprimées et ressenties, ce sont des regards et manières différents. Cette diversité est au cœur des formules identitaires africaines. L’opposition à Senghor est très importante dans la constitution de ce mouvement artistique qui tourne autour de deux éléments. Il y a cette extraordinaire formule de Senghor : « L’émotion est nègre comme la raison est hellène ». Cela a mis en rage beaucoup d’Africains. Aujourd’hui, on continue à débattre de cette question importante.
On continue aussi à débattre de la centralité de son regard d’intellectuel, de la centralité des cultures intellectuelles, européennes notamment, de la culture classique, grecque, latine, mais aussi du français comme langue. Cette question de langue est un élément essentiel dans les oppositions contre Senghor. Il y a aussi des oppositions politiques. Comme président de la République, il y a eu des moments d’autoritarisme, de répression qui contredisent dans une certaine mesure sa vision humaniste.
L’artiste Issa Samb, figure emblématique du mouvement Agit’Art, était contre la fonctionnarisation des artistes et l’institutionnalisation de l’art. Quand Senghor organise en 1974 une grande exposition sur l’art contemporain sénégalais au Grand Palais à Paris, Samb brûle ses œuvres qui devaient figurer dans cette exposition, pour protester contre l’instrumentalisation de l’art au service du mouvement de la négritude.
Nous avons pris l’exemple d’Issa Samb et de son affiche à cause de cette opposition radicale. Il a une position teintée d’une démarche esthétique qui est à la fois ironique, mais aussi philosophique très importante. Issa Samb représente ici le mouvement Agit’Art, cette génération qui se rebelle contre Senghor et prend ses distances par rapport à l’École de Dakar. C’est une vision esthétique, politique, mais cette vision esthétique et politique masque le fait que cette démarche s’écarte de la démarche senghorienne, mais elle respire la vision senghorienne.
Aujourd’hui arrive la troisième ou quatrième génération après Senghor. Vous exposez, entre autres, Hosties noires (2021), un portrait de Senghor réalisé par l’artiste béninois Roméo Mivekannin, 36 ans. Comment les jeunes artistes sénégalais et africains d’aujourd’hui se positionnent par rapport à l’héritage de Senghor ?
Cette nouvelle génération a une relation beaucoup plus apaisée avec Senghor. Même ceux qui étaient contre Senghor, aujourd’hui, ils semblent avoir changé de fusil d’épaule. Les successeurs de Senghor s’en sont pris à ce paquet culturel si central dans la vision de Senghor. Prenez le village des arts, les artistes sont expulsés, le Musée dynamique est devenu la Cour suprême du Sénégal… toute une partie de cette vision senghorienne disparaît. Cela permet à cette nouvelle génération de s’inscrire dans une nouvelle dynamique plus autonome, de ne plus dépendre de l’État, d’avoir un engagement avec l’héritage de Senghor qui est débarrassé de sa dimension politique, pour ne rester qu’une dimension esthétique. Ce qui est formidable aujourd’hui, parmi les artistes et les curateurs sénégalais, il y a un véritable débat esthétique. Et dans ce débat, Senghor joue encore son rôle.
Pour Senghor, le rôle des arts anciens était essentiel. À son époque, y avait-il déjà un débat sur la restitution des œuvres africaines ?
Le débat sur la restitution commence, mais il n’a pas l’ampleur d’aujourd’hui. Parmi les éditorialistes du journal panafricain Bingo, Paulin Joachim parle de cette question depuis les années 1960. À la fin des années 1950, il y avait Jean Gabus, un ethnologue suisse, qui a beaucoup travaillé avec Senghor, qui lui aussi parlait de la « possibilité » d’une « réclamation africaine » des objets africains. Mais aussi bien Joachim que Gabus ne raisonnent pas à un niveau très large. Et Senghor lui-même ne se préoccupe pas de la restitution, car ce qu’intéresse Senghor va au-delà de la restitution. Son idée est que les arts africains doivent circuler. Mais la circulation des arts africains s’accompagne nécessairement par la circulation des arts dans le monde. Ce qui intéresse Senghor, c’est la circulation des arts. Pour cela, il va organiser des expositions de Picasso, de Chagall, etc. Parce que pour lui, c’est ça qui est important. Parce que cet art participe à cette éducation qui est une éducation humaniste.
Depuis une dizaine d’années, les artistes contemporains africains circulent beaucoup sur le marché mondial de l’art et sont exposés un peu partout. En même temps, l’exposition Art/Afrique, le nouvel atelier a rendu visible de façon criante que les grandes collections réunissant une grande partie des œuvres majeurs d’artistes africains sont la propriété de quelques très riches collectionneurs français comme Bernard Arnault avec sa Fondation Louis Vuitton, Bernard Pinault avec sa Fondation à la Bourse de Commerce ou Jean Pigozzi avec sa Collection d’art africain contemporain (CAAC). Est-ce une contradiction par rapport à la circulation des œuvres souhaitée par Senghor ?
Non, ce n’est pas une contradiction. Le monde est devenu un marché. Et ce marché est un marché de concurrence. La plupart des artistes africains n’ont pas les armes des grands artistes occidentaux, mais ils commencent à les acquérir, et c’est ça qui est important. Ce qui commence à se développer en Afrique n’existe pas avant. Des Africains sont en train de devenir des collectionneurs de leur propre art et de l’art du monde. C’est ça qui est important, l’accès au marché de l’art africain, qui, souvent, a été réduit à des collectionneurs non africains. Le fait qu’il y a la présence des Africains dans ce marché de l’art africain, mais aussi dans le marché de l’art tout court, est en train de régler toute une série de questions par rapport à la circulation des arts. Et cette circulation va être accélérée par la création d’infrastructures muséales en Afrique.
Senghor était passionné par l’œuvre du peintre Pierre Soulages. Ce dernier est venu à l’exposition de ses peintures au Musée dynamique, à Dakar, en 1974. Soulages, le futur grand créateur de l’outrenoir en 1979, a-t-il été influencé par les arts africains, comme c’était le cas avec Picasso ?
Depuis le début du XXe siècle, avec l’émergence du cubisme, la présence des arts africains est une présence qui touche. Cette période, les anthropologues l’appellent la période de la négrophilie. C’est la découverte d’une Afrique utilisée comme une ressource pour répondre à l’anxiété, aux angoisses des cultures européennes qui commencent à être contestées par les périphéries africaines, asiatiques, arabes, mais elles commencent aussi à être contestées de l’intérieur. Donc, tous les artistes sont directement ou indirectement influencés… Ce qui attire Senghor, c’est cette possibilité de lire Soulages dans ce contexte qui est un contexte des échanges, un contexte des ombres.
Dans le domaine des arts vivants, Senghor innove avec la création du théâtre national Daniel Sorano et son répertoire à la fois africain et occidental, sans oublier sa compagnie nommée officiellement ambassadrice du Sénégal à l’étranger. Mais il y a aussi Mudra-Afrique, à Dakar. Pourquoi la danse était-elle pour Senghor si essentielle ?
Senghor a créé à Dakar l’école de danse Mudra-Afrique avec Maurice Béjart et Germaine Acogny. La danse, chez Senghor, c’est assez fascinant. Pour lui, la danse est une science, on apprend à danser. Mais, de cet apprentissage, on innove. C’est ce rapport entre une connaissance précise du mouvement, par exemple du mouvement des hanches, des pieds, des mains, de la tête, du torse… mais aussi la connaissance de l’espace où l’on bouge, qui fait de la danse probablement la science africaine, l’expression la plus africaine. Surtout, à la fois, le corps, par le contact du sol, se refait. Et le sol, par le contact du corps, s’humanise.
Quel est le message le plus important que vous voulez transmettre avec cette exposition ?
C’est le fait que ce travail sur l’universel chez Senghor et chez ses amis trouvait un terrain de ce que Senghor appelle « le rendez-vous du donner et du recevoir ». Ce travail sur le respect de la diversité est aujourd’hui essentiel, parce que le moment que nous vivons est un moment qui est défini par le racisme et la xénophobie. C’est un moment où les cultures et les ethnies sont en train de se refermer sur elles-mêmes et défendre, de manière féroce, des territoires qui sont des territoires qu’ils réclament comme les leurs. Aujourd’hui, pour moi, revenir à Senghor, c’est rouvrir des délibérations qui portent sur la différence, qui porte aussi sur la capacité des échanges, ce que Senghor va appeler le dialogue des cultures.
► Senghor et les arts. La réinvention de l’universel, jusqu’au 19 novembre au musée du Quai Branly à Paris
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